Cinéma et Transmedia, un couple assorti ? 2/2
par Oriane Hurard, publié le 23.03.2012
Après avoir abordé les relations entre cinéma et transmedia, par le prisme de la salle de cinéma et l’expérience du spectateur, continuons cette exploration du côté de la production et des projets en cours. Ce panorama a été réalisé par Michel Reilhac, directeur d’ARTE Cinéma à l’occasion de la conférence « A la découverte du transmedia » organisée dans le festival expérimental Hors Pistes, le 8 février dernier et animée par .
La politique d’ARTE Cinéma en matière d’innovation créative
Lorsque commence par évoquer le rôle prépondérant d’ARTE en matière d’innovation, c’est à dessein qu’il emploie le terme de « pionniers », tant la chaine culturelle a su depuis sa création élargir ses champs d’activités créatives.
Première chaine historique française à ouvrir une plateforme de catch-up TV (Arte+7, depuis 2007) et à créer un pôle web avec un budget de production propre (initié avec The Twenty Show fin 2008, et précurseur en matière de webdocumentaires ambitieux), ARTE se positionne désormais comme un média global, présent et surtout actif sur plusieurs plateformes. La politique d’ARTE Cinéma n’est pas en reste puisque, portée par Michel Reilhac et son équipe, elle accorde depuis plusieurs années déjà une place de plus en plus grande (temps, argent, idée) pour accompagner les films en salle de manière originale et enrichie.
Pour Michel Reilhac, le transmedia est une évidence : « il ne s’agit pas tant d’une révolution, mais d’une évolution de la manière de raconter des histoires. C’est une extension de l’art de la narration ».
A la fois promoteur de ce nouveau langage à travers le monde et initiateur de projets, le directeur d’ARTE Cinéma a une idée très affirmée de ce qu’est véritablement le transmedia et ce qu’il peut apporter au récit en général.
Sans renier totalement le « transmedia de marketing » qui a donné naissance aux mastodontes du genre (The Beast, Lost, Why so Serious), « des dispositifs très élaborés, mais qui visent à faire la promotion du contenu-mère avant tout », Michel Reilhac souhaite s’attaquer dorénavant au « transmedia natif », qui conçoit les contenus dès le départ en interaction les uns avec les autres.
Selon lui, la question des moyens financiers et publicitaires ne se pose pas de manière prioritaire : « Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le transmedia n’est pas un art basé sur la technologie ; c’est avant tout un état d’esprit, qui peut se baser sur des choses très simples, comme l’ARG, la vie réelle, le théâtre… »
De la théorie à la pratique
Pour illustrer cet état de fait, ARTE a lancé un dispositif de street guérilla marketing pour le lancement du premier film ultra récompensé de Cyril Mennegun, le très réussi Louise Wimmer. La campagne virale, déjà évoquée ici, conçue par l’agence Supergazol, était de taille modeste (12 000 post-its ont été collés à Paris, Lyon et Lille du 19 au 22 décembre dernier) mais qui a visiblement porté ses fruits : plus de 1400 appels ont été passés au numéro de téléphone écrit sur le post-it, soit un taux de transformation de près de 12%, plus élevé que la moyenne dans ce genre d’opérations engageantes.
Au bout du fil, une voix répondait aux appels – la fiction rejoignant la réalité - il s’agissait d’une comédienne ayant inspiré l’histoire du film. Au bout du compte, ce mini-dispositif ludique a également permis d’aider une dizaine de personnes sans-abri à trouver un dispositif d’urgence. Plus qu’une campagne marketing réussie, on a ici le parfait exemple d’une sensibilisation totalement en phase avec le message porté par le film.
La communauté remplace la cible
Pour Michel Reilhac, on assiste aujourd’hui à un changement de point de vue sur le public : dans le transmedia en effet, il ne s’agit pas tant de considérer le public comme une cible ou une masse indifférenciée de X spectateurs, mais dorénavant comme une communauté de participants unis par des affinités de goûts. Ce changement de paradigme se base donc sur la construction de communautés autour d’œuvres, d’auteurs ou de labels identifiés – communautés ainsi plus pérennes que chaque film en soi.
Deux exemples très récents viennent étayer ces propos : celui du film de science-fiction dystopique Iron Sky, présenté en février à la Berlinale, basé sur un concept loufoque et mais efficace : et si les Nazis s’était réfugiés sur la face cachée de la lune après leur débâcle de 45 ?
Si cette histoire digne d’une série Z a déjà fait le tour du web, c’est parce qu’elle a battu le record de crowdfunding pour une œuvre de cinéma : plus de 800 000 € ont en effet été récoltés grâce au soutien des internautes via un système de rewarding participatif très élaboré réuni sur la plateforme contributive Wreckamovie créée à cette occasion par l’équipe du film.. La récolte de cette somme a été rendue possible grâce au premier film réalisé par la même équipe : Star Wreck, parodie de Star Trek devenue culte.
Le crowdfunding semble décidément très en vogue pour financer des projets hors des circuits traditionnels, comme en témoigne tout récemment le documentaire transmedia Moneyocracy sur Kickstarter ou encore les projets étudiants de Transmedia Immersive University sur touscoprod, tout en rassemblant et fidélisant une communauté sur le long terme.
Ainsi, Faire l’amour, le prochain film du réalisateur Djinn Carrénard après le percutant Donoma, est actuellement coproduit par ARTE Cinéma en se basant sur la même communauté, construite patiemment autour de l’aventure du premier film « à 150 euros » et de son guérilla tour.
Projets à venir
Après ce rapide tour d’horizon du cinéma participatif, Michel Reilhac nous met l’eau à la bouche en évoquant le travail de Fourth Wall Studios, société californienne qui a ainsi levé 15 millions de dollars il y a un an pour développer huit projets transmedia natifs, et qui compte financer la production de ces projets avec un accès à un fonds privé de 200 millions de $. Parmi eux, l’alléchant projet Cathedral, dont la mise en ligne est prévue fin 2012 mais dont le trailer fait d’ores et déjà sensation.
Autre projet transmédiatiquement fou sur les rails, dont Michel Reilhac nous parle avec passion, vient de Russie.
Tourné dans un ancien centre nautique de l’époque stalinienne en Ukraine, le projet de film « traditionnel » existe déjà depuis quatre ans. Lorsque le budget initial a été dépassé, la production a décidé d’ajouter une dimension transmedia au scénario original, afin de trouver de nouvelles sources de financement. C’est désormais chose faite puisqu’un investisseur privé a placé 6 millions d’euros dans le projet à condition de récupérer l’intégralité des bénéfices du parc d’attractions lié à l’univers du film, qui sera ouvert sur les lieux mêmes du tournage. Outre le parc, une série télévisée est envisagée autour du film pour mettre à profit les 450 heures de rushes accumulées lors de ce tournage marathon. La sortie de ce projet mastodonte, mais dont on ne connait encore que peu de détails, est prévue pour mi 2013 et il semblerait qu’ARTE Cinéma s’y implique, d’une manière ou d’une autre.
Au-delà de ces exemples transnationaux, ARTE coproduit actuellement Rosa, premier long-métrage français nativement transmedia réalisé par Lucile Chaufour (Violent days).
Rosa, dont le blog est déjà disponible ici, est un film d’anticipation se déroulant à Paris sur 4 époques différentes, une dans le futur et trois dans le passé. « Il s’agit d’un projet très complexe sur le plan technologique, nous confie Michel Reilhac. Le film de cinéma constituera la fin du dispositif, et fera la fusion entre deux récits activés en amont: un sur la cybernétique à destination des geeks et l’autre sur l’univers de la pin-up, conçu pour un public plus féminin. »
L’arche narrative du film sera donc construite à partir de ce tronc commun, et quelques image seront même issues de la participation des joueurs les plus engagés, mais Michel Reilhac ne peut nous en dire plus malgré son enthousiasme visible : « comme la plupart des œuvres transmedia, le secret est une des bases du projet, dont la portée et la mécanique repose sur l’effet de surprise ». On sait seulement que le film sera accompagné par une exposition, plusieurs sites web et une série de courts métrages – mais cela suffit pour nous faire attendre avec impatience le début du projet.
Deux autres projets prometteurs, coproduits par ARTE France Cinéma, ont été évoqués par Michel Reilhac à la conférence Hors pistes.
Le premier, Comment j’ai détesté les maths, est un webdocumentaire produit par Zadig Productions, prévu pour une sortie en salles, avec sur le web un appel à témoignages de sa phobie ou son amour des mathématiques.
Enfin, un projet non pas cinématographique mais sur le cinéma : une application smartphone de réalité augmentée, en mesure de créer une cartographie de Paris à travers les films qui y ont été tournés. Prévue pour début 2013, la mécanique de l’application se fonde sur trois principes très « transmedia » :
- la géolocalisation : le téléphone repère l’endroit où il se trouve et diffuse les extraits des films correspondants
- la ludification de l’expérience : l’utilisateur gagne des points en devinant les films d’où sont issus les extraits
- la participation : l’utilisateur aura la possibilité d’enregistrer sa propre version « suédée » de la séquence, au même endroit
Face un tel principe faisant appel aux archives et à la « mémoire-cinéma » d’une ville, la déclinaison du projet est d’ores et déjà envisagé à Berlin, Rome, Tokyo et New York, villes ô combien cinématographiques.
Le transmedia n’est donc pas une révolution mais est en bonne voie pour devenir un art à part entière selon Michel Reilhac : « Tout comme le cinéma était considéré comme un art forain, donc mineur, à ses débuts, le cinéma classique a aujourd’hui une position très élitiste envers le jeu vidéo, considéré comme une forme vulgaire du divertissement audiovisuel. Et la perception est encore pire pour le web. Cela prend du temps aux pionniers, mais les évolutions des mentalités vont de plus en plus vite. »
Rendez-vous d’ici la fin de l’année et début 2013 pour découvrir ces nouvelles formes de création, qui vont répondre au plus gros défi du transmedia : « assumer le fait que le spectateur ne soit plus passif, sans pouvoir pour autant anticiper réactions et comportements, et accepter le risque que cela vous emmène dans des recoins non prévus. »