Entre fiction et réalité : les aller-retour incessants des communautés de fans 3/3

FAN FICTION

par Aurore Gallarino, publié le 17.04.2012

Dans le cadre de la série d’articles qui dresse le panorama de certaines pratiques des fans notamment en terme de storytelling et de leur potentiel transmedia, voici un nouvel éclairage proposé par Aurore Gallarino. Après l’approche « des fabriques d’histoires des communautés de fans » et le décryptage des « extensions d’univers : les franchises “faites maison », Aurore vous propose de découvrir les superpositions des univers fans et des réalités quotidiennes.

 

 

 

Le storytelling fan dépasse parfois le cadre du fictionnel quand il s’agit pour les fans d’écrire non plus des suites ou des scènes manquantes à une œuvre mais d’aller au-delà et de créer du contenu comme si directement extrait de l’univers. Car, s’il faut bien comprendre une chose, c’est « l’expertise » qui réside dans l’activité fan. L’accès au fandom est conditionné non pas par des critères de race, genre, de niveau social mais par l’attachement à une œuvre (Jenkins, 2008). Cet attachement et cet engagement se caractérisent par une hyper spécialisation des fans sur l’œuvre. Pour témoigner de cet engagement, il est facile de citer l’exemple de fans du Seigneurs des Anneaux ayant appris à parler l’Elfique ou de fans de Star Trek parlant la langue Klingon comme nous ne montre  la série The Big Bang Theory où les personnages jouent avec naturel au Klingon Boogle.

 

 

Cette « expertise fan » témoigne d’une connaissance de l’œuvre et du monde autour de l’œuvre qui dépasse souvent l’adaptation d’une œuvre par tel réalisateur ou le modelage des goodies par telle entreprise. Il faut donc être conscient du désir des fans à créer du « vrai », à coller au plus proche de l’œuvre officielle et à ne pas faire dans l’approximation. Pour certains fans, le produit dérivé n’a pas lieu d’être. En effet, dans ce cas, l’objectif de toute création, de tout produit fan est d’être un « vrai » objet, un objet « authentique ». On n’est pas dans le gadget mais dans l’univers : le monde fictionnel se superpose au monde réel. Ce « désir d’authenticité » pousse le fan à prolonger l’univers sur tous les médias et réalités à sa disposition, rendant de plus en plus poreuses les frontières entre monde fictionnel et monde réel.

 

LES PUBLICATIONS

Certains fans ne se contentent pas de savoir que La Gazette du Sorcier ou le Chicaneur sont deux publications presse dans le monde d’Harry Potter. Non, certains fans rédigent et publient les titres La Gazette du Sorcier et le Chicaneur comme s’ils sortaient directement de l’univers. Dans ce cas, nous ne sommes ni dans la fanfiction ni dans la fiction tout court mais dans une « fan-réalité ». Pour les fans, il s’agit de jouer le jeu en étant dans le jeu de rôle et en oubliant le  « principe de fictionnalité » du contenu édité. Exemple : L’association  « Obscurus Press » est un groupe de fans d’Harry Potter qui édite des publications sorcières.

Présentoir de l’ensemble de publications Obscurus Press – Photo personnelle prise lors d’une convention fan

 

LA MUSIQUE

La musique fan n’est pas une pratique nouvelle liée au développement d’Internet et des réseaux sociaux comme MySpace. Auparavant, ce que l’on nomme la « Filk » se produisait lors des rencontres fans avec des performances de chanteurs sur scène et la vente de livrets de paroles sous forme de fanzines (Jenkins, 1992, 2008). Aujourd’hui, les plates-formes de partage de musique et de vidéo donnent toutefois un nouvel essor à cette manière de chanter son univers favoris en facilitant l’accès et la diffusion de contenus.

Dans l’univers d’Harry Potter original, s’il est fait mention de musique sorcière avec notamment le groupe « Bizarr’ Sisters », les fans ont quant à eux créé des groupes de musique se rassemblant sous l’appellation « Rock Sorcier ». Le groupe Harry and the Potters propose par exemple ses albums en téléchargement sur iTunes et se produit en concert dans plusieurs villes des Etats-Unis.

Pour l’anecdote, il existe même une radio sorcière qui, sous forme de podcasts, reprend ces chansons inspirées par l’univers d’Harry Potter.

En termes de contenus, les paroles des chansons fans, quant à elles,  naviguent entre fan-fiction (dans le sens où le parolier porte un regard extérieur sur l’œuvre de référence) et fan-réalité (dans le sens où le parolier écrit « comme s’il faisait partie » de l’univers. De plus, cette musique joue parfois un rôle critique vis-à-vis des franchises et tentatives transmédias des industries culturelles. En effet, il existe des chanteurs qui produisent des chansons qui tournent en dérision l’expertise fan et la réponse des industries culturelles. Récemment, Alex Carpenter, connu pour ses parodies et son implication dans le Rock Sorcier depuis de nombreuses années, a notamment écrit la chanson « Pottermore ».

 

 

Dans ce titre, il se demande « Et si Pottermore me met dans la mauvaise maison ? », c’est-à-dire qu’il se demande ce qu’il se passe une fois que moi, fan de la première heure, dont les lectures et la réception de l’œuvre originale m’ont toujours fait penser que j’appartenais à la maison rouge et or Gryffondor, je me retrouve désigné, des années plus tard, par « Pottermore » – et donc par les propriétaires-créateurs officiels de l’univers – comme appartenant finalement dans la maison verte et argent Serpentard ?

Extrait : « The last ten years theres only one thing I’ve known for sure

Thats where I’d be sorted if I went to Hogwarts

Thinking back on all the sweaters, robes and ties I bought

All my clothes are my house colors, then again maybe not

What if Pottermore sorts me in the wrong house? »

Cette chanson questionne ainsi comment les fans qui se retrouvent confrontés à une extension de l’œuvre officielle peuvent voir leur expertise et leurs connaissances sur l’œuvre être menacées. Cette problématique est réelle et témoigne de la réflexivité du fandom face aux actions des industries culturelles et des auteurs eux-mêmes mais aussi des limites des actions transmédias mises en place rétroactivement. En « augmentant » tardivement leur œuvre, les créateurs officiels de contenus se mettent en porte à faux face aux publics extrêmement qualifiés que représentent les communautés de fans.

 

LE SPORT

Le sport est un autre élément que les fans peuvent transposer dans le monde réel. Car si certaines communautés de fantasy rejouent les grandes batailles de leurs univers favoris, les fans d’Harry Potter, eux, transposent dans la réalité le sport du monde sorcier : le Quidditch (un jeu qui se joue en équipe de 7 joueurs volant sur des balais magiques). Certains fans ne vont donc pas acheter la réplique du balai sur lequel vole Harry Potter dans le film. Non, certains fans vont fabriquer leurs propres balais et les utiliser pour faire du « vrai » Quidditch avec. En effet, il existe des regroupements de fans jouant des matchs de Quidditch régulièrement. Ces équipes se sont d’ailleurs réunies en 2011 lors d’une Coupe du Monde rassemblant plus de 2000 athlètes.

 

LE TEMPS

Le temps et le « devoir de mémoire » propre de l’univers d’affection des fans sont perpétuellement convoqués par les fans pour ne pas faire mourir le fandom. Car, au-delà de créer et de vivre la culture de l’univers fan dans la réalité, les membres du fandom utilisent toutes leurs connaissances pour garder en tête les dates clés de l’histoire et faire correspondre les lignes de temps du monde fictionnel avec le quotidien.

Twitter se prête particulièrement bien à cet exercice de correspondance des lignes de temps. Le hashtag #Potterdaily est notamment utilisé pour re-raconter l’histoire d’Harry Potter jour après jour.

A l’occasion des anniversaires des personnages, les fans en profitent ainsi pour inonder les réseaux sociaux de message d’anniversaire comme ici avec #HappyBirthdayRonWeasley.

D’ailleurs, il faut remarquer que les comptes officiels Harry Potter pilotés par Warner Bros sur Twitter et Facebook parlent eux-aussi de l’anniversaire de Ron et l’utilisent comme levier commercial :

Cette narration quotidienne de l’histoire témoigne de l’énergie déployée par les communautés de fans pour raviver en permanence le souvenir de l’œuvre.

 

LA POLITIQUE

Il est une part de la fan-production qui sort complètement de la fiction et prend pour référence non plus l’univers en tant que tel mais ses valeurs. Dans ce cas, les valeurs de l’univers fictionnel prennent corps et se transforment en actions politiques. L’exemple le plus frappant de ce glissement politique des pratiques Tfans est la Harry Potter Alliance. Ce groupement de fans d’Harry Potter se propose en effet de se battre pour les droits de tous… loup-garou et communauté LGBTQ inclus. La Harry Potter Alliance n’est pas qu’une vitrine, un « délire » entre copains mais prend la forme d’une organisation active sur internet et sur le terrain. L’organisation compte 100 000 membres dont 60 « bureaux » à travers le monde. JK Rowling, l’auteur d’Harry Potter, a d’ailleurs elle-même noté que la Harry Potter Alliance était l’expression de « l’esprit d’Albus Dumbledore », l’un des personnages clé du roman.

Extrait de leur manifeste : “The Harry Potter Alliance (HPA) uses parallels from Harry Potter to inspire hundreds of thousands of Harry Potter fans to act as heroes in our world. The HPA has sent five cargo planes to Haiti, donated over 88,000 books across the world, and has made significant contributions to the anti-genocide, LGBTQ equality, environmental, and media reform movements. Currently the organization is in discussion with the CEO of  Warner Bros. to make all Harry Potter chocolate Fair Trade.”

Cette manifestation du fandom dans la réalité est le degré ultime de l’activité fan. Transformer en actes réels et citoyens les principes d’un univers fictionnel est  l’expression la plus fine de la richesse et des ressources potentiellement présentes dans les audiences fans. Comme avec myHogwarts, la Harry Potter Alliance s’offre le désir de concrétiser le basculement effectif du monde virtuel et fictionnel dans le monde réel. En retravaillant au maximum les frontières entre réalité et fiction, les fans vont au-delà du transmédia, du storytelling, de la déclinaison de l’histoire sur plusieurs médias, ils font de la réalité, du quotidien un support, un lieu, un média de plus où trans-poser, trans-former, trans-cender l’œuvre.

 

Conclusion Générale

Il n’y a certainement pas de hasard à ce que le chercheur Henry Jenkins, figure des études sur les fans, soit aussi celui a développa la notion de transmédia. Car, plus fort que les médiacultures qui sortent des produits dérivés, qui adaptent des livres à succès au cinéma, qui éditent des guides pour mieux connaitre un univers, les fans développent depuis longtemps leurs propres franchises, leurs propres films, leurs propres jeux, leurs propres réseaux. Les communautés de fans déclinent en effet, avec leur imagination folle et une patience à toute épreuve, les univers qu’ils aiment sur tous les supports disponibles, convoquant toutes les ressources humaines et techniques présentes au sein des fandoms.

Aujourd’hui, ce besoin de prolongation et de partage de contenus inspirés de leur univers de prédilection est décuplé et a gagné en visibilité et en accessibilité avec l’Internet. Le « Do it yourself » est particulièrement bien représenté dans les fandoms où l’acte de production de contenus sert une communauté bien assise et peut rapidement prendre de grandes proportions grâce à une audience déjà captive (Plus de 2 millions de vues pour « A Very Potter Musical »). Dans le cas d’une communauté de fans pérenne comme celle d’Harry Potter, la survie du fandom tient donc à la capacité qu’à la fan-production de raconter et raconter encore l’histoire. Par son foisonnement et sa créativité, elle rend possible l’immersion narrative au quotidien et la perpétuelle résurrection de l’œuvre première.

 

RESSOURCES EN LIGNE

 

This Fantasy League Gets a Stage in New York, for Real : The Wall Street Journal

State of the League Address – December 2011 : InternationalQuidditch.org

About The Harry Potter Alliance : TheHPAlliance.org

L’ensemble de la bibliographie est à retrouver dans le premier article : « Quand les communautés de fans embrassent le principe du storytelling »

 

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auteur Aurore Gallarino

Travaillant actuellement comme chargée de médiation sur les réseaux sociaux pour le Centre Pompidou, je m'intéresse avant tout aux audiences et aux créations amateurs. Récemment diplômée d'un master 2 recherche en info-com, je continue cette année en "free-lance" mes recherches dans le champ des études culturelles, de la fan culture, de la convergence, de la culture participative, des nouveaux médias et des métamorphoses médiatiques en général.