Le Centre Pompidou lance son ARG, « Eduque le troll ! »
par Aurore Gallarino, publié le 19.06.2012
La stratégie numérique du Centre Pompidou est fondée sur la continuité de l’expérience numérique dans le monde physique – ou vice versa. Chaque élément de l’écosystème est prévu pour renvoyer à un autre, dans le but de susciter, d’éclairer ou de compléter une visite physique. Car, fort d’un fonds d’art moderne et contemporain parmi les plus importants au monde, mais aussi d’une programmation de spectacles vivants digne d’une salle de spectacle traditionnelle, ou encore d’un programme de conférence traitant des sujets sociétaux le Centre Pompidou a dans sa tradition de valoriser un patrimoine ou de faciliter l’accès direct à la création moderne et contemporaine. Logiquement, le développement d’une proposition numérique s’inscrit dans cette démarche. (Article co-écrit avec , chargé des projets numériques du Centre Pompidou.)
UN ARG DANS UNE INSTITUTION CULTURELLE
Il y a déjà eu des ARG dans le monde de la culture : le Cnam avait mis en place ses projets Plug ou encore Le Cube dans le cadre de son festival en 2010 qui avait mis en scène un Nabaztag en fugue. Ces expériences ont montré combien l’ARG était une forme de médiation intéressante pour nos publics en règle générale.
Une fois ce constat posé, le Centre Pompidou a voulu aller un peu plus loin encore. L’équipe du Service Multimédia (SMu), en charge des projets mobiles et de l’animation sur les réseaux sociaux, a profité d’une programmation traitant du transmedia – en l’occurrence la venue du théoricien des médias Henry Jenkins en collaboration avec le Transmedia lab d’Orange, l’université Paris 3 Sorbonne nouvelle et sous l’impulsion de Mélanie Bourdaa – pour concevoir son premier ARG (actuellement en cours, on peut y jouer en empruntant le ).
DONNER UN CORPS A L’ESPRIT DU CENTRE POMPIDOU
Il fallait donc franchir le pas et donner (un) corps à cet esprit du Centre Pompidou, un peu frondeur et un peu décalé qui a marqué depuis son ouverture en 1977 sa façon de faire de la médiation. Pour cela, il fallait trouver une histoire à raconter qui corresponde à ce que le public pouvait attendre de la part de cette institution sans donner dans la fausse impertinence. Ainsi, la figure du Troll s’est assez vite imposée lorsque nous avons cherché à rendre cohérent notre projet initial qui portait le nom « chemin transmedia ». Nous avons en effet simplement imaginé un personnage qui aurait besoin de se faire expliquer le Transmedia et les théories de Jenkins.
Le public des réseaux sociaux, et tout particulièrement Twitter, a des habitudes de diffusion de messages institutionnels qui correspondent à des standards. Ici, le personnage de la Troll dépasse ces standards, tout en proposant de manière insidieuse un discours complètement opposé à son trollage. Ainsi, l’institution peut parler à une palette de personnes très variée à travers le ton employé par la Troll d’un côté, et les contenus diffusés par celle-ci de l’autre. Ce personnage permet aussi d’aborder des sujets plus sensibles qu’une institution aurait pu vouloir éviter vis-à-vis de partenaires ou d’invités.
Il est donc assez amusant de voir que le personnage de la Troll sert en quelque sorte de fou du roi à l’institution et la libère des contraintes qui auraient pu être les siennes dans certains cas. « Le Centre Pompidou ne peut être tenu comme responsable des propos du Troll », nous dit en substance le règlement du jeu. Cette possibilité de tout dire sur le sujet abordé a même été saluée pendant la conférence qui a ouvert le jeu de « bon Community management » par ceux qui ont repéré la nature de la Troll.
MISS TROLLMÉDIA, CLÉ DE VOUTE DE L’ARG
Le personnage du Troll a permis de mobiliser tout un imaginaire pré-existant (geek et heroïc fantasy), dans la mesure de nos moyens disponibles. La notion de vitalité qui existe derrière les mèmes parfois revendiqués par Miss TrollMédia, ou son caractère vif et concis sont des éléments que nous voulions mobiliser afin de créer un environnement complet, incitant au partage et à l’échange libre entre les joueurs et le personnage sur les réseaux sociaux.
Car pour aller d’une étape à l’autre, c’est toujours Miss TrollMédia qui a la clef, un subterfuge qui nous permet de garantir une progression des joueurs sous contrôle mais également la possibilité pour chacun de progresser dans le désordre, de rejoindre le jeu par n’importe quelle étape qui constitue toujours un rabbit hole.
Agée de 250 ans, Miss TrollMédia a tout vu, tout lu et surtout a très bien connu les médias qui ont précédé Internet, ce qui – d’après elle – la rend totalement légitime dans sa critique virulente du transmedia. Partir sur un personnage avec une forte identité graphique et sémantique nous a notamment permis de lui créer une biographie sur Facebook. Cette biographie inscrit la vie de MissTrollMédia dans une sorte de trajectoire parallèle à l’histoire des médias modernes et post-modernes. Raconter une histoire telle une mise en abîme nous a permis d’accentuer la personnalité de notre troll et de faire entrer le joueur dans l’univers particulier de Miss TrollMédia, où chaque élément renvoie à un autre, le tout dans une perspective pédagogique.
Les moyens de temps et de budget mis à disposition ont d’ailleurs parfois justifié le caractère ou les péripéties de la vie de Miss TrollMédia : son transmedia-scepticisme a pris la forme d’un amour sans limite pour le Web, nous permettant de créer des contenus de manière assez aisée. La trame du jeu qui en découle incite ainsi le joueur à évoluer à rebours dans l’histoire des médias pour accumuler des preuves de leur survie, jusqu’à prouver que le transmedia et la « trans-utilisation » des médias est tout à faire justifiée. Ainsi, si le Troll dédouane l’institution en tant que personnage inscrit dans le jeu, elle est aussi le liant entre tous les éléments du jeu.
LES MODES DE TRAVAIL DE L’ARG FACE A L’INSTITUTION…
En quelque sorte, on peut donc dire que c’est le personnage de Miss TrollMédia qui est l’interface principale du jeu, non une plateforme numérique. Ce personnage est atteignable par plusieurs moyens de communication, tels que les réseaux sociaux, le téléphone dans certaines conditions et… la poste! En effet, la récolte des morceaux de l’adresse postale de la Troll permet d’envoyer un courrier postal contenant une preuve irréfutable qu’en suivant des étapes symbolisant la communication entre les médias on parvient à un résultat impossible à atteindre autrement.
Un tel dispositif n’est pas facile à mettre en place pour une institution telle que le Centre Pompidou, où l’efficacité et la qualité du travail sont assurées par la répartition de l’expertise. Nous avons donc dû adopter une position très difficile à tenir, incluant le plus possible les responsables de chaque domaine en interne tout en prenant en charge une partie non négligeable de la conception qui aurait dû leur incomber: le but étant de créer un précédent mais aussi de s’assurer du bon fonctionnement de notre dispositif en répartissant entre eux et nous les charges de rédaction et de correction ou d’expertise.
Au Centre Pompidou, cette démarche transversale essentielle à la mise en place d’un ARG est de plus en plus mise en œuvre, notamment dans le cadre du projet de redéfinition de l’identité numérique. Ainsi, le numérique n’est plus vu comme une activité à part et peut bénéficier de la collaboration de chacun dans la mesure où les financements liés sont transversaux. Dans notre cas, il est vrai que nous avions justement imaginé un dispositif qui nous permette d’éviter la mise en place d’un budget important ; cependant, ce contexte permet de penser un ARG plus complexe qui ne serait pas vu seulement comme un outil de médiation ou un outil de promotion.
Éduque le Troll semble à ce titre être une expérience dont il faudra étudier les résultats mais qui promet d’ores et déjà de s’insérer dans des pratiques amateurs autant que des logiques économiques qui feront demain la force du secteur de la culture.
Nous rappelons que le jeu en cours se déroule sur .